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Les organisations s'engagent dans la décarbonation, entre contraintes règlementaires et convictions.

3 oct. 2024

Temps de lecture : 10 min

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Ingénieur de formation, Philippe Lauret a travaillé une grande partie de sa carrière dans le domaine de l'ingénierie de la construction. En 2020, il fonde Enooia avec trois associés, un cabinet de conseil spécialisé dans l'accompagnement des collectivités territoriales et des entreprises sur les enjeux de transition écologique. 


Rencontre avec Philippe Lauret, Président fondateur d’Enooia.



Qu'est-ce qui incite les entreprises à se pencher sur les gaz à effet de serre ?

Aujourd’hui, un ensemble de facteurs conduit les entreprises à agir. Evidemment les engagements pris lors des Accords de Paris en 2015 constituent un point de départ important. Comme vous le savez, ils ont fixé à la communauté internationale l'objectif de maintenir le réchauffement global en dessous de 1,5°C, et au maximum à 2°C d'ici la fin du siècle, par rapport aux niveaux préindustriels. Il y a également les engagements spontanés des entreprises pour essayer de rentrer dans ces objectifs globaux.

Depuis un certain nombre d'années, des politiques publiques et des obligations réglementaires sont venues matérialiser ces engagements internationaux et pèsent de manière beaucoup plus directe sur les activités des entreprises. Au niveau européen, nous avons le Pacte Vert pour l'Europe avec le paquet "Fit for 55" qui prévoit une réduction de 55 % des émissions de gaz à effet de serre d'ici 2030 par rapport à l'année de référence 1990. En France, nous avons la Stratégie Nationale Bas Carbone 2 (SNBC 2), qui exige une réduction de 40 % des gaz à effet de serre par rapport aux émissions de 1990. La SNBC 3, qui doit sortir prochainement, devra se caler sur les objectifs européens.

Des obligations réglementaires complètent ces objectifs chiffrés. En France, la loi sur le Bilan GES (Bilan de Gaz à Effet de Serre), impose aux entreprises de plus de 500 salariés, aux collectivités territoriales de plus 50 000 habitants et autres personnes morales de droit public employant plus de 250 salariés de réaliser des Bilans GES. Le décret publié en juillet 2022 introduit l’obligation de prendre en compte les émissions de SCOPE 3, c'est-à-dire les émissions indirectes qui résultent de l’activité de l’entreprise, même si elle n’a pas nécessairement un contrôle sur ces émissions. Cela inclut notamment les achats de matières, les déplacements des collaborateurs, les immobilisations…

A l'échelle de la France, cette obligation a déclenché un mouvement massif de la part des entreprises pour établir un premier Bilan GES complet incluant les SCOPE 1, 2 et 3. Des dispositifs d'incitation sous forme de subventions existent, notamment le Diag Décarbonation proposé par Bpifrance, qui permet aux entreprises non assujetties à l'obligation de faire un Bilan GES de bénéficier d'une subvention significative couvrant 40 % du montant de l'étude.

Enfin, la dernière obligation importante est le déploiement de la directive CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive). La CSRD impose aux entreprises concernées de réaliser un reporting extra-financier beaucoup plus complet qu’auparavant, notamment sur le volet climat. Ces obligations s'appliquent pour l'instant aux grandes entreprises, mais progressivement les seuils vont diminuer.

Les entreprises sont tenues de démontrer qu'elles mettent en place une véritable politique climatique avec la prise en compte des enjeux climatiques dans les stratégies de développement économique, ainsi qu'une évaluation des risques qui pèsent sur l'entreprise.

Au-delà du Bilan GES, les entreprises sont tenues de démontrer qu'elles mettent en place une véritable politique climatique. Cela signifie une prise en compte des enjeux climatiques dans les stratégies de développement économique, ainsi qu'une évaluation des risques qui pèsent sur l'entreprise, y compris sur son modèle financier, en raison de l'évolution climatique et du contexte global. La CSRD va donc être un nouvel accélérateur de cette prise de conscience des entreprises et de la nécessité pour elles d'agir sur cette question climatique.

La réglementation climatique est-elle devenue illisible pour les organisations ?

La réglementation climatique est complexe, mais des guides techniques permettent de comprendre clairement comment ces obligations réglementaires se traduisent pour les entreprises. Par exemple, le guide méthodologique du bilan de gaz à effet de serre, publié par l'ADEME et le ministère de la Transition écologique, décrit le protocole de manière détaillée pour guider les entreprises dans la mise en application des obligations réglementaires.

Il existe également des guides sectoriels pour aider les entreprises à s'engager dans les bilans GES. Un accompagnement par des consultants ou des cabinets de conseil dédiés à l’expertise climatique permet de livrer les éléments attendus sur la comptabilité carbone.

Constatez-vous des effets concrets et visibles de ces obligations liées au climat ?

Les effets concrets sont multiples. Tout d’abord, les grandes entreprises sont tenues de réaliser des bilans GES complets. Si elles ne le font pas, elles peuvent être pénalisées. Les DREAL (Directions Régionales de l'Environnement, de l'Aménagement et du Logement) effectuent le travail de vérification.

Lorsqu'on réalise un bilan GES, on se rend compte qu'une grande partie des émissions de l’organisation provient des achats. L'entreprise impliquant ses fournisseurs dans le travail de mesure du bilan GES, il se produit un effet domino, par lequel les PME se voient engagées dans un processus d’évaluation de l’empreinte carbone de leurs services ou de leurs produits. On assiste ainsi à la diffusion de l’activité de bilan GES au sein de toutes les entreprises.

La préservation de la biodiversité est-elle intégrée dans les choix des entreprises ?  Le sujet de la biodiversité est moins bien connu que celui du climat. Le problème du climat est reconnu et identifié depuis les années 90, avec des scientifiques du monde entier travaillant ensemble pour construire un consensus et établir des diagnostics, au travers du GIEC (créé en 1988). En revanche, l’IPBES, en quelque sorte l’équivalent du GIEC pour le sujet de la biodiversité est beaucoup plus récent (il a été créé en 2012). Par conséquent, nous sommes beaucoup moins avancés sur ce sujet.


Contrairement à la comptabilité des émissions de gaz à effet de serre, qui se concentre sur un seul paramètre, la biodiversité implique des facteurs à l'échelle globale et locale.

La problématique de la biodiversité est multifactorielle et complexe. Contrairement à la comptabilité des émissions de gaz à effet de serre, qui se concentre sur un seul paramètre (le flux de gaz à effet de serre), la biodiversité implique des facteurs à l'échelle globale et locale. Elle est moins bien connue des scientifiques et plus difficile à modéliser. Il n'existe pas encore d'outils d'évaluation standardisés pour la biodiversité au sein des entreprises. Il n’existe pas de méthodologie unique, ni d’outil simple pour modéliser l'impact de l’entreprise sur la biodiversité, et déterminer comment réduire les impacts négatifs. Malheureusement, nous sommes beaucoup moins avancés sur ce sujet. Par exemple, l'impact des activités économiques sur les insectes est particulièrement difficile à évaluer. Les conséquences de la perte de biodiversité sont souvent invisibles.

Quel regard portez-vous sur les outils du marché dédiés à la mesure des bilans carbone ?

En France, il existe un outil appelé Bilan Carbone®, initialement développé par Jean-Marc Jancovici pour le compte de l'ADEME. L'ADEME a exploité, maintenu et développé cet outil pendant plusieurs années, avant de confier sa mise à jour et son enrichissement à l'Association pour la transition Bas Carbone (ABC). Cet outil, basé sur Excel, est conforme à la réglementation et à l'état des connaissances techniques en matière de comptabilité carbone. Il en existe une version Internet également développée par l’ABC. Face à l’engouement pour la comptabilité carbone, de nombreuses entreprises se sont inspirées de cet outil original et ont développé leurs propres outils en reprenant cette même méthodologie. Aujourd'hui, une multitude d'outils existent sur le marché. Ils n’offrent pas tous les mêmes fonctionnalités, mais ils visent tous l’obtention de la déclaration de la conformité à la méthode Bilan Carbone® délivrée par l'ABC.

Pour établir un bilan GES valable et proche de la réalité, il convient d’intégrer des flux physiques en priorité, en évitant autant que possible d'utiliser les flux monétaires.

Sur le marché des logiciels carbone, on trouve des outils simples à utiliser et relativement peu paramétrables. Ils sont plutôt destinés à des petites structures. On trouve également des outils plus complexes, qui s'apparentent à des outils de comptabilité sophistiqués. Cette catégorie de plateforme nécessite de la formation, de l'accompagnement et des équipes dédiées. Un outil bien paramétré peut apporter des bénéfices, accélérer l’exécution et faciliter le suivi. Cependant, l'outil ne règle pas tout. Il serait illusoire de penser qu’il suffit d'acheter une licence, d'entrer ses données pour construire une démarche carbone pertinente et conforme à la réalité de son activité. La manière d’utiliser l’outil, et la sélection des données, sont absolument fondamentales.

Pour établir un bilan GES valable et proche de la réalité, il convient d’intégrer des flux physiques en priorité, en évitant autant que possible d'utiliser les flux monétaires. C’est l’élément le plus fondamental à retenir pour un bilan GES. En effet, l’analyse et la compréhension des flux physiques associés derrière les grandes catégories d'émissions sont déterminants. Certains flux sont importants, voire cruciaux, d'autres le sont moins. Finalement, les flux monétaires sont comme une voiture balai qui va comptabiliser les émissions liées aux activités considérées comme secondaires. Elle est pertinente pour les activités pour lesquelles aucune meilleure option n’a été identifiée pour aller chercher les flux physiques.

Cet exercice de modélisation, de compréhension, de cartographie exige une expertise. Un outil ne fournira aucun résultat satisfaisant s’il n’est pas couplé à de l’intelligence et à une capacité d’analyse.

La réalisation d’un bilan GES impose d'entrer en profondeur dans les métiers et de comprendre comment la valeur est créée. Les consultants carbone savent distinguer les sujets sensibles, des sujets sur lesquels on peut passer plus vite. L'identification des facteurs d'émissions pour une situation donnée peut demander de la réflexion, avec des justifications. Il est donc recommandé de s’entourer de compétences, en particulier pour les premiers bilans GES fondateurs. A terme, une organisation peut être autonome sur le sujet, après un apprentissage et quelques exercices réalisés avec rigueur.


Il ne suffit pas d'avoir 200 000 ou 300 000 facteurs d'émission, il faut surtout savoir identifier le facteur d'émission le plus adapté à chaque cas de figure.

Il faut préciser que les outils travaillent tous avec les mêmes bases de données de facteurs d'émissions, notamment la base Empreinte® de l'ADEME très riche. D’ailleurs, peu de pays dans le monde disposent de bases aussi riches que la France. De nombreuses bases de données sectorielles existent, comme Agribalyse pour l'agro-alimentaire, ou la base d'INIES pour les produits du bâtiment. Cependant, il ne suffit pas d'avoir 200 000 ou 300 000 facteurs d'émission, il faut surtout savoir les utiliser avec intelligence, et savoir identifier le facteur d'émission le plus adapté à chaque cas de figure.


Accompagnez-vous également vos clients sur la compensation carbone ?

Je préfère utiliser la notion de « puits de carbone » plutôt que « compensation carbone », qui peut laisser entendre qu’un mécanisme de compensation financière permet de s'acheter une bonne conscience. Evidemment, le premier objectif que doit avoir une entreprise, c'est faire tout son possible pour réduire ses émissions de gaz à effet de serre. C’est la priorité. Bien sûr, une fois que toutes les actions ont été engagées vers la décarbonation, l'entreprise peut alors décider d'allouer des ressources financières au développement de puits de carbone. En aucun cas, ces financements ne doivent justifier l’inaction. Ils ne doivent pas se transformer en droits à polluer.


Le mécanisme de compensation carbone doit être actionné en dernier ressort, comme un bonus de l'effort global pour accompagner la stratégie climat de l'entreprise.

Chez Enooia, nous avons choisi de rester concentrés sur le volet stratégique de la décarbonation. Sur le volet « puits de carbone », nous ne sommes pas farouchement opposés, mais nous rappelons que cela doit être actionné en dernier ressort, comme un bonus de l'effort global pour accompagner la stratégie climat de l'entreprise.

Aujourd'hui, nous ne proposons aucun produit pour les puits de carbone.

Comment accompagnez-vous vos clients sur le plan de transition ?

En France, le bilan GES ne se limite pas à un exercice d’inventaire des émissions de GES. L'objectif est bien de mettre en place des actions qui permettront de réduire les émissions. Réalisé après l’étape diagnostic dans lequel les sources principales de gaz à effet de serre ont été identifiés, le plan d’action constitue le livrable final d'une mission bilan GES. Il développe les actions que l'entreprise peut engager pour réduire ses émissions.

Quand c’est possible, nous organisons un atelier de co-construction pour établir le plan de transition. Dans cet atelier, nous prenons en compte l'entreprise, son activité, ses problématiques et son positionnement sectoriel. À partir de là, nous réfléchissons avec elle à la construction d’actions pertinentes, qui pourront avoir des effets tangibles sur la réduction réelle des émissions.

La dimension humaine de l'accompagnement se révèle également cruciale dans la construction de ce plan de transition. L'intelligence collective est décisive pour identifier les bonnes idées, et les mettre en oeuvre. Il faut d’abord écouter, et ne surtout pas arriver avec des idées préconçues.

Un plan d’action se construit en tenant compte de la situation toujours unique de chaque entreprise, et en tirant profit de l’intelligence collective.

Certains outils proposent des plans de transition « intégrés » : j’appuie sur un bouton, et je reçois mon plan de transition. Bien sûr, la proposition est séduisante, mais en réalité cette automatisation empêche toute contextualisation, quel que soit le niveau d’intégration de l’IA. On a toujours besoin de saisir les problématiques réelles de l'entreprise. Les actions pour une entreprise ne sont pas forcément duplicables à une autre entreprise du même secteur. Donc, un plan d’action se construit en tenant compte de la situation toujours unique de chaque entreprise, et en tirant profit de l’intelligence collective. À propos d'intelligence, quelle est la place de l'IA dans vos métiers ?

L'intelligence artificielle rejoint un peu ce que je disais sur la construction du plan d’action. Selon moi, l'intelligence artificielle peut être un support intéressant pour analyser les situations. Mais dans tous les cas, le regard du dirigeant, renforcé éventuellement avec celui du conseil qui l'accompagne, s’impose pour que les décisions prises soient adaptées à chaque situation. Il y a un risque sinon de recevoir des propositions de solutions stéréotypées, issues d'algorithmes qui répètent à l'infini les mêmes solutions, sans tenir compte de la spécificité de chaque entreprise.

Il y a un risque de recevoir des propositions de solutions stéréotypées, issues d'algorithmes qui répètent à l'infini les mêmes solutions, sans tenir compte de la spécificité de chaque entreprise.

Donc, l'intelligence artificielle pour construire des stratégies de décarbonation m’inspire d’abord de la méfiance. Plus que jamais, l’intelligence humaine est nécessaire, et je trouve ça plutôt rassurant d’ailleurs !

Qu'est-ce qui vous donne confiance malgré tout ?  Depuis 3 ou 4 ans, on voit que les entreprises prennent la mesure des enjeux et se sentent directement concernées. C'est un mouvement général qui est en train de se produire, et c'est quelque chose de très positif. Je pense que les entreprises n'auront pas le choix de toute façon.

C'est un mouvement général qui est en train de se produire, et c'est quelque chose de très positif.

La mise en place de la CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive) va également être un levier important pour inciter les entreprises à se transformer.

Quelle est la spécificité d’Enooia ?

La particularité de notre accompagnement réside dans le fait que nous offrons non seulement un volet technique, incluant l'évaluation des émissions et la construction de plans d'action, mais aussi une expertise enrichie par notre expérience en tant que dirigeants d'entreprises. Cela nous permet de bien comprendre le fonctionnement des entreprises et de prendre en compte le contexte particulier de chacune d'elles.

Nous intervenons principalement dans les domaines de l'industrie et de la construction. Nous sensibilisons nos clients aux enjeux climatiques en général, mais nous les accompagnons également dans l'analyse des risques liés aux transformations mondiales. Ces risques sont principalement liés à trois grands sujets : le réchauffement climatique, la chute de la biodiversité, et la déplétion des ressources naturelles et minérales. Ces enjeux peuvent exercer une pression économique sur certains secteurs.

Enooia propose un accompagnement stratégique pour les entreprises sur l'ensemble de ces problématiques liées au climat, ainsi que des services d'accompagnement RSE et CSRD. Actuellement notre activité dominante couvre la comptabilité carbone et les stratégies de décarbonation. Par ailleurs, nous accompagnons nos clients dans la gestion des risques liés à l'évolution de la réglementation et des lois.


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