
Les crédits carbone, une opportunité à saisir pour la transition agricole.
févr. 18
Temps de lecture : 8 min
0
32
0
Pour Carbone Farmers, la transition de l'agriculture c'est d'abord un défi de financement. La start up s'est fixée la mission d'activer tous les leviers de financement disponibles pour engager cette transition nécessaire. Actuellement, la grande partie des coûts liés à l'agriculture durable, régénérative et décarbonée, est principalement supportée par les agriculteurs eux-mêmes. Carbone Farmers se veut “facilitateur de l'agriculture durable” à travers les crédits carbone, un outil puissant de financements privés encore trop délaissé.

Rencontre avec Thibaut Savoye, Fondateur de Carbone Farmers.
Quel type de projets accompagnez-vous aujourd'hui ? Carbone Farmers accompagne des groupes d'agriculteurs, souvent via des coopératives, sur des exploitations de grandes cultures ou de polyculture-élevage, dans leur transition vers une agriculture bas-carbone. Au delà du carbone, de plus en plus d'évaluations intègrent des indicateurs régénératifs et plus larges, tels que la biodiversité ou la gestion de l'eau.
L'agriculture bas carbone repose sur l'adoption de techniques agricoles qui favorisent le stockage du carbone dans les sols et les plantes. Cette approche contribue à la réduction des émissions de CO2 tout en améliorant la fertilité des sols et la productivité des cultures. |
Comment engagez-vous les agriculteurs dans la transition ?
Nous accompagnons les agriculteurs à chaque étape.
Dans un premier temps, nous lançons une phase de diagnostic pour évaluer le potentiel de génération de crédits carbone au sein de l’exploitation. Concrètement il s'agit d'un bilan carbone visant à identifier les axes d'amélioration des pratiques. Ensemble, nous réfléchissons aux profils de ces projets pour réduire les émissions de gaz à effet de serre sur une période de cinq ans de transition, améliorer la séquestration du carbone et promouvoir des pratiques régénératives. Avec ce diagnostic initial, notre rôle consiste à traduire ces pratiques en résultats concrets, tels que des services écosystémiques ou la réduction du facteur d'émission des produits agricoles comme le blé, l'orge, le colza ou le lait. Dans tous les cas, la démarche est toujours réalisée avec l'appui des coopératives.
Dans un deuxième temps, nous nous engageons à vendre, au nom des agriculteurs, les crédits carbone générés dans le cadre d'une labellisation avec le label Bas Carbone avec lequel nous travaillons exclusivement aujourd'hui. Nous complétons ces financements issus des crédits carbone avec des primes filières provenant de la chaîne de valeur agro-alimentaire.
Notre plateforme de données permet de déterminer le facteur d'émission d'une commodité agricole, comme la betterave, et de générer une attestation officielle certifiée par Bureau Veritas. Cette attestation indique le facteur d'émission de la commodité ainsi que sa trajectoire de réduction des émissions. Nous utilisons les outils disponibles sur le marché, tels que Sysfarm, MyEasyCarbon ou C-Ges.
Combien de crédits carbone générez-vous en moyenne pour une exploitation?
Pour les grandes cultures, où nous avons le plus d'expérience, nous générons en moyenne entre 0,5 et 1,5 crédits carbone par hectare, selon les pratiques mises en œuvre. Les exploitations ont une taille moyenne de 120 à 180 hectares, ce qui donne une idée du rendement en crédits carbone sur une période de cinq ans. À ce jour, nos projets ont généré plus de 300.000 crédits carbone cumulés, c’est à dire 300.000 tonnes de CO2 évitées ou séquestrées.
Intégrez-vous l'IA dans votre travail aujourd’hui ?
Aujourd'hui, les itinéraires culturaux des agriculteurs sont enregistrés dans des fichiers Excel ou des logiciels de gestion parcellaire comme SMAG. Nous récupérons ces données pour les intégrer dans nos calculatrices carbone et outils de monitoring. À cette fin, nous avons développé des outils de captation adaptés à ces différents logiciels. À l'avenir, il serait logique d'intégrer des outils plus automatisés et intelligents, utilisant l'intelligence artificielle, mais ce n'est pas encore le cas aujourd'hui.
Quelle est la principale difficulté : convaincre les agriculteurs de s'engager ou trouver des entreprises prêtes à acheter les crédits carbone générés ?
Nous avons un objectif de valorisation des crédits carbone au delà de 40€ pour refléter le cout de la transition pour l’exploitant agricole.
Le coût additionnel de la plupart des projets de transition en France se situe entre 60 et 120 euros par hectare et par an.
En dehors de certaines pratiques qui peuvent avoir un coût négatif, le coût additionnel de la plupart des projets de transition en France se situe entre 60 et 120 euros par hectare et par an. Avec un crédit carbone autour de 40 euros la tonne, seule une partie du coût de la transition est financée. Le reste doit être complété par les primes de filière.
Quel sont les principaux critères de décision d'un acheteur de crédits carbone ?
Certaines entreprises, comme les compagnies aériennes, sont tenues par des obligations légales de compenser leurs émissions de CO2. En France, elles doivent compenser les émissions des vols intérieurs, ce qui représente environ 1,5 million de tonnes de CO2 cette année. Ces acheteurs recherchent des prix compétitifs en raison des volumes importants qu'ils doivent acquérir dans le cadre de la Loi climat et résilience.
Le marché des acheteurs volontaires concerne les entreprises qui choisissent volontairement de compenser leurs émissions. En France, les compagnies aériennes sont actuellement soumises à ce marché volontaire dans le cadre de la loi Climat et Résilience.
Les entreprises en dehors de la chaîne de valeur agro-alimentaire qui achètent des volumes importants, - au-delà de 5 000 crédits carbone par an - , évaluent le prix, mais aussi la qualité des projets, ainsi que les indicateurs de suivi et la relation avec les exploitations agricoles.
Le plus souvent les PME et ETI recherchent des projets proches de leurs sites de production, valorisant la localisation et la proximité en priorité.
Comment évaluez la culture générale des entreprises sur les problématiques du monde agricole ?
Nous constatons plutôt un bon niveau de sensibilisation des dirigeants et des responsables RSE sur les enjeux liés à l'agriculture. Mais pour beaucoup d'entreprises, la contribution carbone la plus évidente reste encore associée à la forêt, le mécanisme de captation et de stockage du carbone par les forêts étant plus facile à appréhender. Les enjeux de l’agriculture durable, et en particulier la gestion des sols agricoles, nécessitent davantage de pédagogie.
Nous ressentons une prise de conscience croissante du rôle central de l'agriculture dans la lutte contre le changement climatique.
Chez Carbone Farmers, nous ressentons une prise de conscience croissante des acteurs en dehors de la chaîne de valeur agro-alimentaire du rôle central de l'agriculture dans la lutte contre le changement climatique. Il y a clairement une prise de conscience croissante, notamment pour le domaine de l'élevage, de l'importance de réduire les émissions de gaz à effet de serre.
L’innovations a-t-elle une place important dans les projets que vous portez ?
Nous ne traitons pas d'innovations agricoles pour le moment. Nous nous concentrons exclusivement sur des projets orientés vers des pratiques agroécologiques, en nous conformant aux méthodologies du label Bas Carbone.
Le passage à l'échelle de la transition agricole est-il à portée de main ?
Malheureusement le passage à l'échelle de la transition agricole n'est pas encore une réalité, nous en sommes encore aux premiers balbutiements. Ces derniers mois nous avons principalement engagé des projets avec des agriculteurs pionniers conscients des enjeux. Il faut avoir une conviction forte car il existe encore un écart financier important entre les coûts associés à la transition et les revenus générés par les crédits carbone et les primes filières. Au delà des investissements financiers, les coûts doivent aussi couvrir le temps supplémentaire que les agriculteurs doivent consacrer à la mise en œuvre des nouvelles pratiques sur leurs exploitations. La transition exige des montants d' investissements, financiers et humains, élevés de la part de l’exploitant.
Les financeurs sont habituellement plus sensibles aux mécanismes de séquestration que d'évitement. Le constatez-vous aussi ?
Oui, c’est vrai que les financeurs, souvent avec quelques idées préconçues, privilégient plutôt la séquestration du carbone à l'évitement des émissions. Mais cette tendance évolue. Aujourd’hui, de plus en plus de financeurs reconnaissent l'importance des deux approches. Finalement séquestration et évitement des émissions sont des mécaniques complémentaires de lutte contre le changement climatique. Au bout du compte, les échanges avec nos interlocuteurs ne sont pas binaires, et heureusement !
On a parlé beaucoup de carbone. Quels sont les autres critères?
Le carbone est le critère le plus mesurable, c'est pourquoi nous avons commencé par là. Nous disposons désormais de toutes les données nécessaires pour explorer d'autres critères. Par exemple, nous nous intéressons de près aux questions liées à l'eau, à la diversité des cultures, ainsi qu'aux gains potentiels en termes de biodiversité et de santé des sols. Pour certains projets, nous avons intégré l'indice de régénération du pouvoir énergétique du vivant, qui couvre un large éventail d'indicateurs écologiques. Le carbone n’est qu’un critère parmi d’autres dans ces métiers complexes du vivant où tout est imbriqué.
Quelles sont les principales difficultés que vous rencontrez ?
Engager activement les agriculteurs dans la transition reste le principal défi auquel nous sommes confrontés. Au-delà des quelques pionniers, convaincus par les vertus du crédit carbone, nous constatons une inertie forte dans l’engagement des agriculteurs dans la transition vers les pratiques bas-carbone.
Convaincre l’ensemble des acteurs de la chaîne agro-alimentaire de contribuer au financement de la transition agricole est difficile.
La participation de l’ensemble des filières agro-alimentaires constitue un autre défi. Convaincre l’ensemble des acteurs de la chaîne agro-alimentaire de contribuer au financement de la transition agricole est difficile. Par ailleurs, l’attractivité des crédits carbone pose des difficultés. Rendre les crédits carbone attractifs sur le marché volontaire est compliqué, surtout face à des projets forestiers moins coûteux, avec 10 à 15 euros de moins par tonne de CO2, et des projets internationaux positionnés entre 5 et 10 dollars. La compensation carbone ne doit pas se limiter à une approche quantitative (compensation à la tonne), mais elle doit plutôt se concentrer sur la qualité des projets et leur impact global sur l'écosystème. Il s'agit de promouvoir une vision de la compensation carbone qui apporte une valeur ajoutée écologique et sociale tangible et adapté à chaque écosystème.
Nous refusons de brader les crédits carbone dans le secteur agricole. Nos projets nécessitent un suivi annuel, car les pratiques sont déployées chaque année, et la transition est coûteuse. Nous tenons à valoriser nos projets au-delà de 40-45 euros, compte tenu des coûts élevés de conformité et de vérification. Il ne serait donc pas logique de proposer des projets à des prix inférieurs. Chaque projet est vérifié par des organismes certificateurs. La mécanique est complexe à mener, et elle n’est pas compatible avec une approche low cost.
Quel est votre approche sur les pesticides ?
Les traitements phytosanitaires présentent un paradoxe dans l'agriculture moderne : bien que leur empreinte carbone soit relativement faible, leur impact sur la biodiversité est significatif. En même temps, la réduction de leur usage, bien qu'attrayante pour l'environnement, entraîne souvent une augmentation du travail mécanique du sol. Cette alternative présente également son propre inconvénient : le labour plus fréquent dégrade la structure du sol et libère davantage de carbone. Cette situation illustre la complexité des compromis à trouver dans les pratiques agroécologiques conventionnelles.
Qu'est-ce qui te donne confiance aujourd'hui ?
L'agriculture n'a pas vraiment le choix : elle est la première victime du changement climatique. Pour continuer à produire, elle doit se saisir des enjeux de durabilité, qui sont également des enjeux de compétitivité et de productivité, tant aujourd'hui que demain. Face à des conditions climatiques où l'exceptionnel devient la norme, il est indispensable d'adopter ces pratiques. Les témoignages d'agriculteurs déjà engagés montrent qu'ils subissent moins de dommages et de variabilité de rendement par rapport à ceux qui ne le sont pas. Les solutions basées sur la chimie et la mécanisation ne sont plus adaptées aux défis actuels. Le plus simple est de s'engager en faveur de la durabilité pour garantir une résilience indispensable. Ces agriculteurs qui s’engagent me donnent confiance.
Depuis 2023, avec près de 300 agriculteurs répartis dans les Hauts-de-France, le Grand-Est, la Bourgogne-Franche-Comté, le Val-de-Loire et le Grand-Ouest pour l'élevage, Carbone Farmers annonce un cumul de 300.000 tonnes de CO2 séquestrées. Le modèle économique repose sur la facturation des diagnostics d’une part, et la commission sur la vente des crédits carbone d’autre part. Les diagnostics, pour évaluer le potentiel de génération de crédits carbone et identifier les axes d'amélioration des pratiques agricoles, sont facturés aux coopératives. Carbone Farmers perçoit également une commission sur la vente des crédits carbone générés par les projets agricoles. Après avoir consolidé leur présence en France, la start up vise une expansion à l'échelle européenne. L'évolution du Carbon Removal et du Carbon Farming Regulation (CRCF), dont les décrets d'application sont en cours d'élaboration, est suivie de près. |
